Un intelligent exutoire qui mixait un feu d’artifice d’arts avec une programmation d’une exceptionnelle rareté.
Antigel ? À part ce liquide que le moniteur d’auto-école sommait de garder dans le coffre de voiture, le nom ne nous évoquait d’abord pas grand chose. Mais en Suisse, à Genève et ses communes avoisinantes, Antigel rime depuis six ans avec le rendez-vous culturel et cathartique de l’année. Un intelligent exutoire qui courait du 29 janvier au 14 février, mixant un feu d’artifice d’arts et de disciplines en tout genre avec une programmation d’une exceptionnelle rareté. L’Antigel, meilleur festival d’Europe ? Nous sommes allés chercher la réponse lors de son week-end de clôture.
Publié sur Traxmag.com le 26/03/2016
Par Sylvain Di Cristo
Grand Central – Antigel Festival / ©Tiago Lemos
Devant le programme, on se mord la lèvre : comment un tel line-up a-t-il bien failli nous échapper ? Six années que le festival genevois draine l’élite de la musique (électronique ou autre), représentée sous des formes surprenantes et novatrices, et personne en France pour nous mettre la puce à l’oreille ? Il fallait y remédier. Matrixxman, Psyk, Efdemin, Cassy, Fred P, Shanti Celeste, Jeff Mills (en cinemix) au Grand Central (le main event), Philip Glass en ciné-concert interprétant la BO du film Koyaanisqatsi au Victoria Hall (magnifique salle de concert dédiée à la musique classique), ou encore l’illustre groupe de post-rock Tortoise à l’Alhambra, entièrement rénovée au pied du centre historique de Genève… Et tout ceci n’est qu’une partie du week-end de clôture ! Deux semaines plus tôt, sur 35 lieux différents du canton, vous pouviez croiser Mykki Blanco, Prins Thomas, Bok Bok, Moxie, Schnautzi, Angel Haze, Le1f, Teki Latex & Orgasmic, Black Coffee, Com Truise, Card On Spokes, Throwing Snow, Nicolas Godin, Jacco Gardner, Bruce Brubaker, José Gonzalez, Teen Daze, Binkbeats… Dans le Thalys, ce vendredi en direction de Genève, on en avait encore le tournis.
Mykki Blanco @ Antigel Festival / ©amdo photo
Mais le vrai plus de ce festival, on vous le disait plus haut, c’est l’art et la manière d’emballer ces show dans un écrin extraordinaire. Faire venir le Sud-Africain Black Coffee ? Oui, mais pas sans faire un focus sur toute la scène sud-africaine en invitant Culoe De Song ou Nozinja au Grand Central, Mamela Nyamza et Nelisiwe Xaba pour un ballet ou encore Spoek Mathambo et son projet Batuk pour un live à La Gravière, meilleur club électronique de la ville. Booker le protégé de Moodymann, Dan Shake ? Très bien, organisons une soirée hommage à l’émission de télé américaine culte Soul Train et lançons des battle de danse. Inviter le génial artiste aux sonorités spatiales et sci-fi Com Truise ? D’accord, mais faisons-le jouer aux Bains de Cressy, au bord de la piscine, du sauna et du jacuzzi pendant que nous barbotons dans l’eau. En réalité, les activités sont au même plan que la musique qui les accompagne. Importantes donc, soignées et terriblement tentantes, comme par exemple le roller disco sous des milliards de boules à facette, les Nightswimming à la piscine de Pâquis avec des DJ sets psychédéliques et électroniques ou encore la promenade audio-guidée sous une pluie battante dans le bois de la Bâtie, ballade onirique agrémentée de chorégraphies ponctuelles, débouchant sur un live show de 20 minutes du groupe de rock psyché The Sunfast niché sous un pont sublimé d’un art light impeccable (et on ne vous parle pas de la distribution gratuite de vin chaud).
Soul Train @ Grand Central – Antigel Festival / ©François Blin
Bains de Cressy – Antigel Festival / © Melanie Groley
Roller disco @ Grand Central – Antigel Festival / ©Pauline Amacker
Nightswimming @ Piscine Pâquis – Antigel Festival / ©Thiago Lemos
La forêt ne dort pas @ Bois de la Bâtie – Antigel Festival / ©Jonathan Levy
Cette entrée en matière en dit long sur le public d’Antigel, majoritairement suisse mais aussi international. Enjoué, volontaire, curieux, on le retrouve le soir même au Grand Central de 22h à 5h du matin pour les soirées clubbing dans une ancienne usine de Vernier, destinée à être détruite une fois le festival achevé. Cette nuit-là, la techno est à l’honneur sur l’unique scène programmée en collaboration avec le club La Gravière : Efdemin, Maxtrixxman et Psyk, plus les locaux. Le son tabasse, les light aussi. La techno qui y est pratiquée, mentale, stricte et dans les règles instaurées par Detroit et la TR-808, fond sur un public peinard mais décomplexé qui semble vouloir pleinement profiter de la place qui lui est offerte pour sortir ses plus amples mouvements de bras. L’osmose est excellente, même aux bars ou dans le froid glacial du coin fumeur où la bonne humeur se lit sur chaque visage. Il est bien cool ce public suisse.
Grand Central – Antigel Festival / ©Thiago Lemos
Le lendemain, nous décidons de profiter un peu des plaisirs genevois, à commencer par un bon gros burger à The Hamburger Foundation, annoncé être l’un des meilleurs de notre vie (et cela s’est vérifié). On le digère tranquillement autour d’un café aux Bains des Pâquis, romantique digue sur le lac Léman qui scinde Genève en deux (grâce aussi au Rhône et à l’Arve). La pluie n’entache pas le plaisir mais aura raison du patin de la Saint-Valentin à la patinoire du Carouge le lendemain, également organisé par le festival. Avant de rentrer nous lover sous la couette du fastueux hôtel Tiffany et nous préparer pour l’un des shows les plus prestigieux d’Antigel, nous faisons un détour par le MEG, Musée d’Ethnographie de Genève, qui renferme une impressionnante collection d’environ 2 250 instruments de musique représentatifs de traditions musicales du monde entier ainsi qu’un fonds d’enregistrements sonores riches de 15 500 phonogrammes, le tout incroyablement bien conservé.
Bains des Pâquis, Genève / ©Gilles Viandier
Le MEG, Genève
Et puis ça y est, le moment le plus attendu de ce week-end sonne enfin et le brouhaha de l’impatience résonne dans tout le hall du Victoria. La salle de concert est aussi splendide que pleine à craquer et un frisson électrise tout le public à l’entrée de l’un des plus grands génies de la musique contemporaine, Philip Glass. Entouré de son ensemble, le maestro interprète sous nos yeux sa BO composée en 1982 pour le film produit par Francis Ford Coppola, Koyaanisqatsi. Parfaitement exécutée, l’œuvre sonore nous prend immédiatement aux tripes, nous faisant basculer dans une dimension surréaliste faite de microprocesseurs, de timelapse, de béton et de plans lunaires. La puissance du film sur grand écran couplé à l’orchestration de Glass nous sature de sensations, comme un grand-huit de 87 minutes en pleine exosphère. Le Victoria Hall n’existe plus, Genève est loin, très loin, et l’Antigel nous offre l’un des plus grands frissons de notre vie. Ovation générale pendant au moins six heures et demi. Même sur la route qui nous mène à l’Alhambra – où nous retrouverons Tortoise –, notre rythme cardiaque ne trouve aucun repos.
Philip Glass @ Victoria Hall – Antigel Festival / @Aude Haenni
Peut-être que notre appréciation fut biaisée par le tourbillon Koyaanisqatsi qui précédait, peut-être que le son de la sublime salle classée monument historique n’était pas tout à fait au point pour les Chicagoans, peut-être que l’ambition d’un live où trop de genres musicaux se croisent était trop grande, le fait est que Tortoise n’a pas réussi à nous convaincre, malgré des chemises bien trempées lors du salut final.
Alhambra – Antigel Festival / ©amdo photo
De retour au Grand Central pour la dernière soirée au quartier de l’Etang, Cassy, Fred P et Shanti Celeste portent haut le drapeau de la house nation dans la même ambiance voluptueusement déchaînée que la veille. Au bar, nous croisons Eric Linder, co-directeur, directeur artistique et programmateur musique du festival, puis soudain tout s’explique. Discutez quelques minutes avec cet homme et vous comprendrez alors d’où proviennent cette énergie, cette ouverture d’esprit qui rayonne de chacun des événements d’Antigel. Enième projet culturel de ce musicien d’origine (le groupe de rock psyché The Sunfast, c’est le sien), les choix artistiques découlent naturellement de son amour de la musique, mais surtout de son imagination sans limite qui le pousse à mettre sur pied des choses quasi impossibles : « Et pourquoi pas faire réinterpréter l’œuvre d’Aphex Twin par des musiciens classiques ? » rêve-t-il pour l’année prochaine.
Grand Central – Antigel Festival / ©Ioan Nicolau
Cet homme est fou, son festival aussi, et c’est ce qui fait l’exception d’Antigel qui aura réuni le chiffre record de 45 000 personnes sur deux semaines pour sa sixième édition. C’est certain, les billets pour la septième sont déjà réservés.
Bains de Cressy – Antigel Festival / ©Thiago Lamos
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