J’ai vraiment rencontré la nuit le jour où je suis rentré en boîte

Article originellement publié dans le magazine Kiblind #70 spécial NUIT (automne 2019)

Je suis du regard ce filet de sang qui lui coule sur le visage et qu’il ne semble pas avoir remarqué. Sa chemise ensanglantée ressemble à un chiffon et sa gueule est dans le même état. Il aboie et ballote à bout de force dans l’obscure clarté de cette petite rue éclairée par le grand panneau lumineux de l’entrée du club, et un sourire déchire mon visage. Une nuit de décembre, l’air est brûlant dans cette partie de Juan-les-Pins, petite station balnéaire de la Côte d’Azur. Tout a été préparé, les vêtements, les conquêtes, le budget, les amis, les mensonges, la nuit va être vécue à fond et jusqu’au bout, tout comme nous : nous serons nous-mêmes dans tout ce qu’on a de plus extrême. C’est ma première fois en boîte. J’en ai rêvé tout le jour et nous y sommes enfin, mon gang et moi, prêts à en découdre avec la nuit. Dans la queue, je me répète le discours que j’ai préparé pour le videur. Je sens en moi comme un feu que je ne contrôle pas, comme si je tirais sur la laisse de la vie. Les filles sont en première ligne, les grands les suivent et moi derrière, au fond. À un mètre de lui je me fais minuscule, évitant son regard hostile. Ça y est, on rentre. Quatre, cinq, six… je fais mine de ne pas voir ce gros bras qui me barre la route.

« Carte d’identité » m’oblige-t-il.

Je lui lance un courageux « mais je suis avec eux ». Cela n’a aucun effet sur lui. Je sors donc fébrilement de mon portefeuille un bout de papier que je déplie pendant au moins quatre heures.

« Je l’ai perdu mais j’ai la photocopie si vous voulez. »

Coupable, je la lui tends. Il la regarde, il la scrute, il la lève à la lumière, assez haut pour que les sept milliards d’habitants de la planète puissent voir qu’il a des doutes sur mon âge. C’est la honte intersidérale. Je sue comme jamais. Je trouve la force de le regarder droit dans les yeux pendant que lui les plisse sur la feuille, puis sur moi, puis sur la feuille à nouveau. Ça dure cent ans. Dans la queue, j’entends que ça se marre. Cette condescendance m’achève.

« C’est bon, allez-y », nous libère-t-il tous enfin.

J’ai 16 ans.

Comme dans un film, je pousse les deux portes battantes du club et la musique me percute. La pièce est microscopique, avec des murs et des canapés blancs capitonnés, une fausse odeur de propre noyée sous des dizaines de clopes allumées et au moins 200 personnes en trop. Pour moi, c’est le plus bel endroit sur Terre. Les portes se referment et tout s’assombrit pour ne devenir que flou des formes, frénésie des lumières, télescopage de tous les sens. J’ai envie d’hurler. Je romps la laisse.

Finalement, la nuit, je l’ai rencontré pour la première fois comme un coup de foudre amoureux. Mais à l’aube de mes trente ans, la nuit est devenue une vieille amie que j’ai connue et adorée il y a longtemps. À certaines occasions, les sensations me reviennent mais jamais avec autant d’intensité que cette nuit-là, cette trépidation du vendredi soir, ces spasmes des promesses imminentes, l’excitation du « tout peut arriver », cette forte illusion de liberté. C’est ça la nuit, la vie de jour mais sans les chaînes. Des possibilités nouvelles. Un autre soi ? Peut-être pas. Finalement, jouer le jeu de la nuit n’est pas tant devenir quelqu’un d’autre, c’est aller au bout de qui nous sommes, une version Super Saiyan de nous-mêmes. Qui est de nature sympathique le jour peut devenir débonnaire la nuit, et a contrario, qui est colérique le jour peut être un véritable connard la nuit. L’échelle de la vie n’est plus vraiment la même, elle est plus grande ; tout a plus d’intensité dans l’intimité de l’indistinction.

Je ne sais pas quelle heure il est, je bois à outrance, je danse comme un idiot, je suis lourd avec les filles. J’ai de l’acné plein la figure et ma chemise dégueule de mon pantalon pourtant je me sens impérial, assez pour me lancer dans les plus importantes conversations avec de parfaits inconnus. C’est l’abus. De cigarettes, de confidences, de moi. Moi aussi je dégueule de moi. Je suis moi comme jamais. La nuit, on a rendez-vous avec qui nous sommes. La nuit, on comble la marge de notre personnalité. Plus tôt ou plus tard ce soir-là, ce pote dont je ne m’étais pas aperçu de sa disparition réapparaît la main dans les cheveux. Il s’est fait sucer sur la plage. Quel veinard, il n’y aurait pas meilleur moment pour pareille entreprise. J’ai encore tant à obtenir de ma nouvelle amie. La nuit. Ferme-t-on les yeux ou les ouvre-t-on enfin ? Et pourquoi est-ce que je me sens si bien ? Bien sûr l’alcool, mais aussi parce que la nuit est une communauté qui ne porte de jugement sur aucun de ses adhérents. Permissive, elle accepte nos défauts, nos vices, nos excès, sans jamais refouler à l’entrée. Elle est la contre-soirée dans la cuisine de nos fêtes diurnes, l’intimité dans la foule, la star dans l’anonymat, l’épisode où l’on prétend être quelqu’un d’autre jusqu’à ce qu’on réalise qu’on a seulement mais complètement été soi-même et que, putain, c’était bon. Bon de rêver éveillé. Bon de se sentir vivant, enfin.

Top des rois de la nuit

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Le serveur, ton gars sûr
Chemise outrageusement ouverte, chapelet sur torse imberbe, chiffres romains tatoués sur l’avant-bras, le serveur a ce statut spécial du « mec qui bosse de nuit ». Il te fait un clin d’œil et tu te prends pour Robert De Niro dans Casino, avant qu’il retourne draguer toutes tes copines en oubliant volontairement ton TGV.

L’Anglais à point
Le col relevé de sa chemise floquée « Saint-Tropez 83 » ne trompe pas, l’Anglais en vacances est riche et le montre aussi par son teint écarlate. Il a du champagne à sa table mais regrette un peu son choix : crap, le Label 5 ça bourre plus la gueule.

La michto que tu ne choperas pas
Tu as cru au coup de foudre mais elle regardait seulement l’entrée des toilettes si sa meilleure amie n’en était pas sortie avec l’Anglais. Ne t’inquiète pas jeune loup en rut, elle aussi rentrera seule chez ses parents. Mais elle aura eu du champagne gratuit.

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La fille que tu choperas
Non, celle que tu auras ce soir c’est l’étudiante en médecine qui porte des cuissardes en cuir et qui vient de vomir pour la troisième fois. Dans tes bras, tu ne sais pas bien si tu la portes ou si vous dansez vraiment, ni si lorsqu’elle t’embrasse elle sait que c’est toi ou le mec d’il y a deux heures.

Le BG du lycée
Comme toi, il est mineur mais il va en boîte depuis l’âge de 10 ans. Ici, il est un « habitué » et ça, ça force le respect. Il est sapé comme toi mais en version parfaite, avec un vrai jean Diesel, et tu sècheras les cours lundi prochain honteux de lui avoir avoué que tu aimerais bien être son pote.

Le daron louche
Tu ne l’expliques pas mais dans cet océan de prépubères, il y a toujours ce vieux de 43 ans en plein milieu de la piste qui cherche l’eye contact avec tout le monde. C’est le daron de quelqu’un d’ici ? C’est un prédateur sexuel ? C’est le boss du club ? MAIS QUI EST CE TYPE MERDE ?!

One Comment

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  1. Je viens de lire ton article…Waw flashback : un bon dans le passé qui me fait l’effet d’une friandise douce et acidulée. Ta description est si réelle que l’on s’y croirait… enfin peut être que j’y étais. Magnifique époque à jamais gravée dans ma mémoire…

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