Les jeunes n’écoutent plus de metal pour se défouler, mais de l’horrorcore

« On vit dans une période complètement chaotique, c’est normal que des genres musicaux hybrides s’élèvent. » –  Crave

Le rock est mort, vive le hip-hop. En 2017, le rapport de Nielsen balayait 70 ans de règne du rock en intronisant le hip-hop comme la musique la plus populaire des États-Unis. Et bientôt le reste du monde de suivre. Ce bouleversement a et va encore avoir des conséquences, à commencer par mettre en lumière des scènes obscures du hip-hop par effet de rayonnement. C’est le cas avec l’horrorcore, dérivé sanglant du rap de Memphis des 80’s, aujourd’hui en pleine mutation par l’influence de la trap et du metal. Ce « nu horrorcore » serait-il en train de devenir ce qu’était le nu metal des années 2000 ? Et son public, toujours plus nombreux, serait-il l’équivalent ?

Article originellement paru et édité sur i-D le 30/01/19
Par Sylvain Di Cristo

Quelqu’un de très intelligent a un jour dit que pour deviner le futur, il fallait étudier le passé. Je suis remonté à la fin des années 80 à Memphis et j’ai écouté cette variation gore du rap influencée par les films d’horreur, celle de Geto Boys, Gravediggaz, Flatlinerz, Three 6 Mafia, Tommy Wright III et ceux qui gravitaient autour. J’ai réalisé qu’entre le son des pionniers, des nouveaux anciens (Eminem ou Tyler, The Creator) et des contemporains ($uicideboy$, BONES, Ghostemane…), tout a changé ou presque. La trap, variante lourde, électronique et ultra répandue du rap de ces dernières années, a passé sur l’horrorcore comme une nouvelle couche de peinture sur celle qui dominait le rap à l’époque, le gangsta rap de N.W.A., de Mobb Deep ou du Wu-Tang Clan. Mais pas que. Le metal et particulièrement le nu metal sont également passés par là (on y revient). L’horreur, elle, est restée au cœur par ses samples et ses textes, immuable par nature, mais jamais dans le hip-hop ses codes n’avaient été aussi assumés qu’aujourd’hui, ni eu une pareille visibilité sur la scène internationale ; l’horrorcore n’étant jusque-là resté qu’un mouvement musical plutôt confidentiel et marginal.

Flatlinerz – Satanic Verses, 1995

Three 6 Mafia – Dis Bitch, Dat Hoe (feat. Ludacris & Crunchy Black), 2001

Tyler, The creator – Yonkers, 2011

Ghostemane – Mercury, et ses 113 millions de vues sur YouTube

Culture de la contre-culture

Pourquoi ce succès, porté par quel public, et pourquoi maintenant ? Pour comprendre ce phénomène il faut avant tout comprendre la dualité entre culture populaire et contre-culture. L’horreur, le gore, la peur, le mystère, le Mal, globalement l’« anti » a toujours fasciné l’Art qui, à partir de la même graine, s’est émancipé puis développé en opposition à son côté lisse et plébéien. Dès la naissance du cinéma à la fin du XIXe siècle, on remarquait en parallèle de sa conquête populaire l’essor de ce qui aurait pu le rendre impopulaire, son contre-mouvement, son double maléfique. Le film d’horreur était né, socialement cathartique, où le frisson remplace la cajolerie et où pouvait s’étirer au nom de l’Art une curiosité humaine réprimée, censurée. Une contrariété qui s’est développée en opposition à tellement de mouvements artistiques populaciers au fil des décennies qu’elle en a fini par cimenter sa propre culture, immense, complète et complexe, avec ses propres patterns, codes et modes ainsi que ses nombreux adeptes. La culture de la contre-culture.

Ramené à la musique, la plus importante des contre-cultures connues à ce jour, c’est le rock, tant sur le plan musical que social. Ce rock ’n’ roll avec lequel Elvis faisait hurler d’hystérie les jeunes filles et outrait leurs parents. Ce heavy metal de Black Sabbath qui revendiquait une imagerie satanique. Ce punk-rock des Sex Pistols qui crachait à la gueule de tout le concept de norme et de popularité. Ou bien le grunge de Nirvana qui cristallisait le spleen de l’adolescence. Encore, les choses changent. Près de 70 ans plus tard, le rock a perdu sa couronne au profit du hip-hop (selon le rapport de Nielsen de 2017), devenu plus populaire que lui aux États-Unis et en passe de devenir la musique mainstream globale. Faut-il s’attendre à un nouveau cycle ? C’est ce qu’on peut se dire lorsqu’on voit grimper en notoriété – à partir de la même souche, celle du hip-hop – son côté contrarié, sombre et radical, celui qui dérange, son pendant terrible mais complémentaire. Tout comme le sacro-saint rock avait le metal avant lui, l’horrorcore fait désormais office d’Église de Satan. Une religion qui, manifestement, s’inspire de son cousin éloigné déjà passé par là.

Metal et horrorcore : même combat

Ça se voit et ça s’entend. Le metal est largement présent dans l’horrorcore tel qu’il se produit ces dernières années. Musicalement, il vient se poser sur certains des éléments qui définissent la trap, base instrumentale quasi obligatoire de ce qu’on pourrait appeler le « nu horrorcore » : la distorsion va s’unir à la ligne de basse, le rap va parfois muter en grunt ou en screaming, le hi-hat pourra sonner Zildjian plutôt que TR-808. Ghostemane est peut-être celui qui surligne le plus les liens entre horrorcore et metal, en témoignent ses féroces incartades à la double-pédale de grosse caisse et aux mosh parts dans son album N.O.I.S.E., directement importés de son passé de guitariste de doom metal et de hardcore punk (c’est dans la bio). Ajoutés aux ambiances électroniques angoissantes, Nine Inch Nails, Slipknot ou Limp Bizkit ne sont pas si musicalement éloignés.

Là où le genre est intéressant, c’est qu’à l’instar de Death Grips ou Ho99o9, la majorité de ses artistes contemporains blendent savamment les différents codes des deux genres, évitant de se contenter d’agrafer deux étiquettes ensemble comme il a pu se faire par le passé : en 1993 avec la BO du film Jugement Night qui sandwichait entre autres Slayer et Ice-T. Ou bien en 1991 et la collaboration d’Anthrax et Public Enemy sur une reprise copiée-collée du titre « Bring The Noise » – sûrement jaloux du glorieux « Walk This Way » de Run DMC et Aerosmith 16 ans plus tôt, ou peut-être encore du meilleur élixir jamais produit en mélangeant rock et rap, les Beastie Boys dès 1986. Pour Crave, talentueux artiste français en pleine ascension, passé par le rock indus, la techno et actuellement dans une vibe plus hip-hop et horrorcore, ce genre hybride peut se considérer comme la bande-son d’une époque qui va à mach balle : « On vit dans une période complètement chaotique, ça me semble normal que des genres musicaux hybrides naissent de ça. De plus en plus de monde ont une hygiène de vie à la Mad Max. On se mange des bastos de partout par les médias, par les politiques qui nous bouffent notre énergie et qui se foutent totalement de notre gueule. Je pense qu’on a tous besoin de se construire une zone de liberté face à ça, pour évoluer en tant qu’individu. Ces mélanges musicaux qui naissent en réponse à ce chaos sont presque paradoxalement des signes de paix. »

Et puis, les textes. Le mal-être, la recherche identitaire, ne pas trouver sa place dans le monde, se sentir incompris… Les thématiques inhérentes à l’adolescence étaient partout dans le nu metal des années 2000 et se retrouvent de cet horrorcore. Tout cela paraît compatible. Gérôme Guibert, maître de conférences en sociologie à l’université Sorbonne-Nouvelle et spécialiste des musiques extrêmes, nous rafraîchit la mémoire sur les contours du genre : « À l’origine, le metal est une musique principalement écoutée par des hommes adolescents hétérosexuels et occidentaux qui se sentent perdus dans une société au sein de laquelle ils doivent faire leurs preuves, à la fois professionnellement et sentimentalement. La puissance de cette musique s’explique par leur combat dans cette société qu’ils ont du mal à comprendre et qu’ils considèrent hostile. » Historiquement pourtant, le rap est bien moins dans le mal-être que dans le bombage de poitrine (ce qui est moins vrai de nos jours). Repose ici la beauté de l’horrorcore 2.0 : ces thèmes du mal-être et de la négation, inspirés du metal, du punk ou du grunge, ont réussi à infiltrer le rap et à faire grossir les rangs des rappeurs comme Drake ou PNL qui revendiquent déjà, mais par d’autres genèses, leurs failures, sentiments et états d’âme. On s’éloigne un peu de l’horrorcore à proprement parler mais ils partagent cette même marginalité et exorcisent leurs bad comme un certain Kurt Cobain. Ils s’appellent Lil Peep ou XXXtentacion, tous deux lorgnant davantage vers l’emo et le pop-punk ; et tous deux décédés très jeunes, l’un d’overdose de fentanyl, l’autre assassiné.

La raison de la déraison

Mais c’est davantage sur les plans culturel et social que la comparaison entre « nu horrorcore » et metal (et particulièrement nu metal) est la plus probante. Il n’y a qu’à voir son public, majoritairement jeune, en quête de sensations extrêmes et de signes ostentatoires d’appartenance à une communauté. Quoi de plus taillé pour un adolescent qu’une musique qui mélange l’énergie du metal et la « thugerie » du rap, le tout estampillé de la mention « contre-culture » ? Des clips tournés dans des skateparks avec des caméras qui rappellent les films de skate des années 90 ; headbangs, pogo et wall of death en concert ; similitudes dans les visuels et le style vestimentaire qui empruntent autant au rap qu’au metal : le public qu’était celui du nu metal des années 2000 aurait-il finalement son équivalent aujourd’hui, version « nu horrorcore » ? Les jeunes d’aujourd’hui écoutent-ils Ghostemane, Death Grips ou $uicideboy$ comme ceux des années 2000 écoutaient Korn, Deftones ou Mudvayne ? Et cela serait-il pour la même raison, parce que justement radicale, extrême, déraisonnable ?

Parce qu’elle encapsule cette puissance, on peut voir cette musique comme un « rite de passage ordalique de l’adolescence à l’âge adulte », explique Gérôme Guibert, c’est-à-dire que l’idée de passage vers l’âge adulte nécessiterait une épreuve symbolique qui entérinerait le fait que nous ne sommes dorénavant plus un enfant. Et que de fait nous méritons notre place dans la polis, la communauté, la société. « Dans l’Antiquité, l’ordalie était un rite qui faisait appel au jugement de Dieu ou d’une force sacrée pour trancher de l’innocence d’une personne » écrit le sociologue dans sa contribution à l’ouvrage Les Œuvres noires (CNRS, édité chez l’Harmattan, Paris, 2002). Et de poursuivre en citant Jeffrey Denis dans Rites de passage : d’ailleurs, d’ici, pour ailleurs : « Aujourd’hui, l’ordalie devient un processus au cours duquel un ritualisant « demande à la mort, par l’intermédiaire de la prise de risque, si son existence a encore un prix. » Ce qui doit être maîtrisé́ par le « jeune » à l’aide du rituel, c’est tout ce qui semble lui échapper : l’inconnu, l’imprévisible, l’aléa. » Au téléphone, le sociologue précise : « Pendant ce passage ordalique, tu vas fréquenter les marges de la société (par exemple en adoptant des comportements choquants en termes de look, de marquage corporel, de mode de vie, de fréquentations, d’horaires, de musiques considérées comme violentes ou écoutées à des volumes élevés) ou encore repousser tes limites (par exemple via des pratiques extrêmes en terme de sport, de sexe ou d’état modifié de conscience). » Il poursuit en prenant un exemple concret de rite de passage ordalique, la « trilogie noire » de The Cure. Il s’agit de trois albums, un par an à partir de Seventeen Seconds en 1980 jusqu’à Pornography en 1982. Ils sont de plus en plus déprimants, allant même jusqu’au suicidaire, et correspondent à une période difficile de la vie de Robert Smith qui avait alors la vingtaine. Mais en 1984, The Cure prend le virage de la pop. Que s’est-il passé ? Pour le sociologue, Robert Smith est passé d’une vie de jeune à une vie adulte : « C’est dans un état extrême associé à la musique que Robert Smith, comme les fans du groupe, se sont sentis exister et ont trouvé un sens rédempteur à leur vie, comme en témoignent aussi de nombreux auditeurs d’horrorcore. »

Plus bourrine mais tout aussi vraie, Crave a une explication bien à lui quant à l’attirance d’un ado pour les musiques extrêmes : « D’après mon expérience personnelle, j’avais besoin de sentir un truc qui canalisait le conflit que j’avais à l’intérieur de moi pour me battre contre une dépression que je dissimulais mais qui me rongeait de l’intérieur. Non je déconne. Je voulais juste me tuer tous les jours et d’un autre côté je voulais aussi me faire plein de meufs, mais j’étais assez timide et hyperactif en même temps, c’était l’enfer. Les musiques extrêmes m’ont aidé à canaliser cette énergie et à découvrir de nouvelles limites personnelles. C’était une façon d’ouvrir le champ des possibles. Tu y trouves ce rapport à la mort et au sexe qui est omniprésent, des questions qui te retournent le crâne quand t’es ado. Et qui t’excitent en même temps. »

Pourtant, aussi proche que ce « neo horrorcore » puisse être du rock extrême, son appréciation n’est pas aussi évidente qu’on aurait pu le penser auprès des fans de metal. « Tout va dépendre du dosage, répond le co-fondateur du site spécialisé Metalorgie Eric Cambray, Ho99o9 ou Death Grips plaisent déjà dans la sphère metal – d’ailleurs Ho99o9 était au Hellfest l’an dernier. Ho99o9 puise même davantage dans le punk que le metal, avec un gros coté noise. Par contre, les artistes qui génèrent le plus de vues à l’intérieur de cette appellation un peu fourre-tout, s’éloignent trop de l’esprit metal selon moi. Je n’y retrouve pas son côté sulfureux et malgré toutes les influences que l’on peut entendre, ça reste assez pauvre musicalement. » Gérald, 28 ans, a baigné dans le nu metal toute son adolescence et est aujourd’hui fan d’horrorcore. Il n’est pas du même avis : « J’ai découvert ce genre par hasard en diggant sur YouTube. Je suis tombé sur le nom d’un groupe qui sonnait très « teenager » : $uicideboy$. J’ai cliqué avec un sourire en coin et j’ai bloqué. Finalement, c’est devenu une alternative intrigante et novatrice à la scène rap populaire comme Drake, trop lisse pour moi. Pour l’adulte que je suis, outre la qualité́ indéniable des morceaux, l’horrorcore me permet de replonger avec nostalgie dans cette période vivifiante pendant laquelle j’ai connu mes premiers véritables émois musicaux. »

À l’avenir, grâce à ce ruissellement de popularité du hip-hop à travers ses nombreuses artères, il semblerait qu’il faille s’attendre à de nouveaux mouvements, de nouvelles cultures, de nouvelles formes artistiques et de nouveaux enjeux. L’horrorcore n’est finalement qu’un exemple, qu’une preuve d’une révolution en marche.

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