Evil Grimace, figure de la réinsertion du gabber

À Paris, un hardcore hybride s’invite depuis quelques mois dans les sets techno les plus virulents. Rencontre avec l’architecte du « frapcore » (pour french rap core), diamant brut du crew Casual Gabberz.

 

Elle était presque partout sur Internet, sur les timelines de vos potes les plus énervés comme les magazines, blogs ou sites spécialisés les plus prestigieux de France. Au début de l’année 2017, la compilation Inutile De Fuir du collectif et dorénavant label français Casual Gabberz cramait les orifices d’un paquet de personnes et les surprenait à les réconcilier avec un genre musical qu’ils s’étaient forcés d’oublier, le gabber, vilain petit frère du hardcore hollandais apparu au début des années 1990. Ou comment en neuf mois de travail, 51 tracks et un film d’une heure et vingt minutes, l’image du gabber passa du mauvais goût à la hype, remettant d’actualité au sein des sphères underground parisiennes, les Nike TN, les ensembles de survêt’ Fila ou Sergio Tacchini et les monstrueux kicks de hardcore sur de gros synthés tranceux. L’esprit tuning version 2017.

Parmi ses 51 titres issus d’artistes d’horizons divers, il y en a deux qui, selon moi, s’échappent du lot : « Bim Bim » et « Pour Mes Gens », de l’artiste à l’effigie de crocodile Evil Grimace. Il trouve sur ces deux-là ce que bien des producteurs cherchent, l’évidente marque de l’idée géniale : comment faire beaucoup avec peu. Si son projet Ableton ne compte qu’une poignée de pistes d’instruments, chaque son résulte d’une étincelante inspiration qui, ensemble, créait un blindage duquel irradie une énergie sauvage, révoltante, pure. C’est une épatante authenticité que l’on se prend en pleine face, une sincérité qui désinhibe, libère les corps et les esprits des carcans parfois trop intello de la techno d’aujourd’hui. Et ça fait du bien.

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©Chloé Droual

Sur « Bim Bim », l’idiot motif mélodique est si aigu qu’il laisse le kick se déployer de toutes ses fréquences, vous regardant droit dans les yeux, front contre front. Quelques secondes avant pourtant, on se surprenait à sourire à l’arrivée de ce sample de moto-cross qui, finalement, sera autant la raison de nos palpitations lors de la montée que la sérieuse caution de street-cred’ profitant à l’artiste français, qui se dessine alors dans notre imaginaire, insolent, rebelle et dangereux.

 

« Pour Mes Gens », qui clôture la compilation, prend en compte les mêmes paramètres, la même signature sonore, les mêmes bastos dans l’AK-47, mais touche par sa mélancolie soudaine et son très juste hommage à NTM, reprenant le morceau originellement samplé pour « For My People » (le prelude de Chopin) ainsi que son vocal (le « I make music for my people » de Keith Murray).

 

La bête a donc un cœur. Et des références ! Mais c’est surtout de savoir qu’elle est aussi l’auteur de « 3 Litres », bombe atomique pour dancefloor et hymne de Casual Gabberz depuis environ quatre ans, qui donne au nom Evil Grimace une ampleur devant laquelle il faut s’arrêter. Il m’a invité chez lui, dans le 77, je vous raconte.

Où je comprends que je me suis complètement trompé sur lui

Pendant les trente minutes de RER qui m’emmene à Pontault-Combault en Seine-et-Marne, je me réécoute le peu de titres que l’énigmatique artiste a sorti sous le pseudonyme Evil Grimace et scénarise déjà ma rencontre imminente avec tout un tas de clichés : je me vois serrer la main d’un sale gosse dans une minuscule chambre bourrée de chaussettes Nike noircies par l’usure ou passer en revu sa collection de lampes à lave, ses posters de Toyota Supra tunée et ses flyers de free parties des années 90. Et bien que je me savais idiot d’imaginer un tel extrême, c’est résolument la honte que j’ai trouvé une fois passé le pas de la porte de son appartement, lorsque j’ai compris à quel point je m’étais trompé sur lui. C’est un puissant mec longiligne de 33 ans qui vient me chercher à la gare, m’invite à entrer dans un élégant appartement, à m’asseoir sur le canapé, à prendre une bière, et par d’autres égards je finirai par sentir en lui une gentillesse non dénuée d’une poigne rassurante.

« Au final, j’ai tout vendu sauf mon set-up de scratch et mes vinyles… Maintenant je suis sur Ableton et je me fais moins chier ! »

Durant les trois heures qui ont suivi, j’ai découvert que je m’étais également trompé d’angle d’attaque : Evil Grimace ne doit pas être abordé par son aspect gabber, mais plutôt par celui du hip-hop et du rap East Coast, du sampling et du scratch, « ce que je connais le mieux ». Autour de 2003, il s’ouvre à la musique électronique et dévore toutes les machines qu’il trouve, MPC, synthé, boîtes à rythmes… : « Mais à un moment, je n’enregistrais plus rien car c’était galère sur machines, je faisais des trucs complètement électroniques, abstraits, très chépers. Au final, j’ai tout vendu sauf mon set-up de scratch et mes vinyles… Maintenant je suis sur Ableton et je me fais moins chier ! Ceci dit, ça m’a vachement enrichi et Evil Grimace est l’addition de tout ce que j’ai aimé dans chaque style de musique que j’ai exploré. »

Le gabber, lui, est arrivé bien plus tard dans l’équation, juste après sa période footwork où suite à DJ Rashad et le collectif Teklife de Chicago, il découvre la hard house de DJ Trajic, le projet Chicago Tek d’Umberton et – « le choc » – des morceaux qui mélangent scratch et hard kicks. On comprend alors d’où provient son tempo moins élevé que les canons gabber qui peuvent facilement dépasser les 200 bpm.

La culture hardcore, finalement, il avoue se la construire chaque jour : « Je n’ai pas une grande connaissance de la scène gabber, et des souvenirs, je n’en ai pas tellement, si ce n’est les pubs pour Thunderdome à la télé et les artworks de fou à l’aérographe qui faisaient peur. Tu te disais « c’est quoi ces musiques de dingues », et 20 ans plus tard tu te mets à en faire. Moi j’aime bien le early jumpstyle, le hardstyle aussi parce qu’il y a des mélodies chanmées. Je prends ce qu’il me plait et ça ressort tout seul. »

Quand le personnage est cerné (enfin presque)

« Ce qui m’a plu dans le gabber, c’est la patate du truc, le kick droit avec seulement quelques éléments rythmiques qui vont donner le groove. Mais en vrai, le groove, il n’y en a pas tant que ça. C’est binaire et il n’y a quasiment pas de snare, c’est « bim bim bim bim bim ». Mais j’apprécie aussi le paradoxe de cette dureté avec le côté « on ne se prend pas la tête », parce que mes tracks peuvent être assez fun, un peu gogoles. »

Le délire est aussi une chose qui frappe dans les sons d’Evil Grimace. Je veux d’abord parler de cette façon spontanée de produire, de saisir l’inspiration de l’instant sans penser au jugement du public qui arrive, peu importe le burlesque du choix. D’aller vite quitte à se salir, pour rembourrer l’aspect brut et graveleux que l’on trouve déjà dans les chansons de hip-hop qu’il sample.

Mais je pense également à ce décalage « thugi-comique » que ces vocals de rap français apportent à son son. Un travail de découpage qui a débouché sur la naissance du « frapcore » (pour « french rap core »), l’appellation faite maison que Mathieu a donné à sa musique hybride et celle de Von Bikrav. En acceptant une de ses cigarettes, je lui demande si ses morceaux le font marrer : « Carrément, ouais ! Parfois, quand j’écoute des tracks de rap, je me dis que ce serait bien que je chope telle ou telle phrase parce que ça va être marrant dans mon morceau. C’est vrai, à la base le gabber est une musique festive et c’est comme ça que je l’ai abordée. Ce qui ne m’empêche pas aussi d’aimer des choses plus mélancoliques. C’est ce que j’ai fait sur « Pour Mes Gens ».

« Simple et efficace. C’est aussi ma personnalité. »

La fureur et les délires sont donc loin d’être toutes ses inspirations. Quand j’attaque avec le mot « violence », il parade le coup en me parlant plutôt d’émotions et d’énergie, de morceaux qui vont le toucher, lui « faire hérisser le poil, et ce ne sont pas forcément les plus violents. » C’était ce qu’il lui plaisait chez LIM, le rappeur duquel il a puisé les vocals de « 3 Litres » : ce mélange des deux, d’une puissance qui cache une rage authentique, une faiblesse, une main en fer dans un gant de velours.

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©Chloé Droual

En fin de compte, c’est Mathieu qui m’apporte la plus juste définition de sa musique et bien plus rares qu’on le pense sont les artistes qui la partagent d’une façon aussi pertinente : « Simple et efficace. C’est aussi ma personnalité. C’est comme dans le graffiti, moi ce qui me plait le plus c’est le tag. Pourquoi ? Parce que ce que tu développes c’est le style, pas besoin de mettre des milliers d’effets. Tu n’as qu’un seul tag et il faut qu’il marche. Mon son, c’est pareil. C’est aussi parce que j’ai commencé à produire des instru’ de rap sur le modèle new-yorkais, et si tu tends l’oreille, il n’y a pas grand chose : un sample, un beat, une ligne de basse et c’est parti. D’ailleurs, je fais toujours des instru’ de rap pour les mecs de chez moi. »

Quand nous réalisons l’ampleur du mouvement

Soudain, une crainte me saisie lorsque je contemple le phénomène musical qu’Evil Grimace et la famille frapcore ont intronisé sur la scène électronique underground actuelle. J’ai peur de finir par observer trop tôt l’effet pervers que peut avoir le succès en les prononçant cliniquement mort avant l’heure, juste après les avoir pousser à surproduire et à renouveler leur formule radicale, déjà aiguisée, étoffée, on pourrait presque dire finale. Mais à l’évocation de ce spectre, Mathieu me coupe l’herbe sous le pied en me disant de ne pas m’inquiéter, qu’il a plein de nouvelles idées pour Evil Grimace et que le vrai danger pour l’avenir, c’est que ce soit le projet lui-même qui puisse tout simplement le saouler avant.

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©Chloé Droual

Parce que ce qu’a accompli le collectif Casual Gabberz avec la radicalité de cette compilation n’est pas simplement réunir « la family d’artistes qui gravitent dans [leur] sphère en leur demandant d’intégrer des codes gabber dans leur propre projet artistique », c’est surtout toucher à la hype en redorant le blason d’un style musical écroué et, au bout de la chaîne de la violence, le rattacher au genre alors incontournable à Paris, la techno.

C’est comme s’il en était la suite logique, la transition parfaite. Comme l’ultime uppercut d’un set d’AZF, de The Driver (aka Manu Le Malin) ou potentiellement de Perc lors d’une soirée Possession au Gibus, dernier sommet connu du déchaînement de la nuit parisienne intra-muros. Désormais, c’est avec Evil Grimace que l’on conclut un bon set techno, et même des artistes comme Puzupuzu s’y mettent (à la 41ème minute). « Je pense que la techno, on en a beaucoup bouffé, m’explique Mathieu, et que le frapcore amène une certaine fraîcheur tout en restant dans les limites de l’accessibilité. On discutait avec une légende du gabber, Marc Acardipane, il nous a dit : « On a besoin de gars comme vous. Pour relancer le truc. Et c’est ce que vous avez fait avec cette compilation. » À Astropolis, Manu Le Malin aussi allait dans ce sens et on était hyper touchés. C’est énorme d’entendre ça quand on sait qu’on l’a fait juste par kiff. »


Le crew Casual Gabberz à Astropolis, avec Manu Le Malin au micro sur « Pour Mes Gens » d’Evil Grimace

« Je pense que la techno, on en a beaucoup bouffé et que le frapcore amène une certaine fraîcheur tout en restant dans les limites de l’accessibilité. »

Pour le kiff, mais aussi, dans le cas de Mathieu, par nécessité : « Pour moi, la musique est un moyen d’expression, quelque chose qui me décharge de mes émotions, de mon énergie, et ça me fait du bien d’en faire. Comme certains feraient du sport, tu vois ? Et ce n’est pas parce que je fais de la musique violente que je suis violent, mais ça reste une part de ma personnalité, un truc souterrain qui a besoin d’émerger à un moment. J’ai fait du graff pendant un temps et avec du recul je me rends compte que c’était pour les mêmes raisons. C’est présent en moi depuis toujours, ce côté un peu sauvage, brutal. Mais aujourd’hui j’ai 33 piges et je ne pars plus en expédition à pas d’heure, je m’exprime autrement. C’est un bon équilibre pour moi. »

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©Chloé Droual

UN TRACK EN EXCLU

En exclusivité pour La Pieuvre, Evil Grimace dévoile son mash-up inédit de son track « 3 Litres » avec « Forgotten Moments » du maître hardcore Lenny Dee, qui en dit plus sur l’aspect émotionnel de la musique de l’artiste au crocodile.

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